CHAPITRE QUATORZE
Le mercredi matin, Qwilleran téléphona à Lodge Kendall, à la salle de presse du Quartier Général de la police.
— J’ai quelques renseignements sur les meurtres de Lambreth et de Mountclemens, dit-il. Pourquoi n’inviteriez-vous pas les gars du bureau des homicides à déjeuner au Club de la Presse ?
— Plutôt à dîner, alors. Hames et Wojcik sont de service de nuit.
— Croyez-vous qu’ils soient disposés à discuter de ces deux affaires ?
— Oh ! certainement, surtout Hames. Il est très ouvert sous ses airs nonchalants. Ne le sous-estimez surtout pas. Il possède un cerveau comme un ordinateur.
— J’irai au club de bonne heure, afin de réserver une table pour six heures.
— Disons six heures et quart. Je ne vous promets rien, mais je vais essayer de les emmener avec moi.
Qwilleran nota l’heure sur son carnet et envisagea la possibilité de se remettre au travail. Il tailla plusieurs crayons, rangea son classeur, remplit un pot de colle, redressa sa réserve de papiers, puis il reprit son article sur Butchy Bolton et le reposa. Il n’y avait pas urgence. Les photographies pour illustrer l’article n’avaient pas encore été prises. Sans beaucoup d’effort, il trouva des excuses analogues pour renvoyer la plupart de ses tâches à plus tard. Il avait l’esprit ailleurs. Il se demandait avec anxiété comment le Daily Fluxion réagirait à la perspective d’avoir un criminel parmi les membres de son personnel et dans l’équipe culturelle, par-dessus le marché. Il imaginait l’embarras du rédacteur en chef, si la police accusait Mountclemens du meurtre de Lambreth et il voyait déjà la réaction des autres journaux qui en feraient des gorges chaudes. Non. C’était impensable. Un journaliste rendait compte d’un crime, il n’en commettait pas.
Assez curieusement, Qwilleran avait éprouvé de la sympathie pour Mountclemens. L’homme était un hôte charmant et un écrivain de qualité. Il ne cachait pas son égoïsme forcené. Il aimait les chats et avait son franc-parler. Il faisait des économies de bouts de chandelle – c’était vraiment le cas de le dire – sur le voltage de ses ampoules électriques et se montrait sentimental envers une vieille maison. À tous égards, il était imprévisible. Brusque et cassant, une minute, affable et sincère l’instant d’après, comme il l’avait montré le soir où il avait appris le meurtre de Lambreth.
Le journaliste feuilleta son carnet de rendez-vous. Il n’avait rien de prévu jusqu’à six heures et quart.
Six heures et quart, l’heure à laquelle la pendule s’était arrêtée, dans le bureau d’Earl Lambreth. Six heures et quart... Qwilleran sentit ses moustaches frémir. Six heures et quart... mais, alors, Mountclemens avait un alibi !
Il était six heures vingt, ce soir-là, lorsque Kendall arriva en compagnie des deux policiers : Hames, tout sourire, Wojcik plus sévère.
— N’est-ce pas vous qui avez un chat qui sait lire ? demanda Hames, en s’asseyant.
— Non seulement il lit, répondit Qwilleran, mais il lit à l’envers ! Ne riez pas. Je compte l’envoyer au F.B.I., un de ces jours et il prendra votre place.
— Je ne serais pas surpris qu’il accomplisse du bon travail. Les chats sont des fouineurs-nés. Il ferait un excellent flic... ou un bon journaliste !
Hames examina le menu :
— Avant de commander, dites-nous qui paie ce dîner, le Daily Fluxion ou les gardiens de l’ordre public sous-payés ?
— Il paraît que vous avez quelque chose à nous communiquer au sujet de ces meurtres, ajouta Wojcik, en dévisageant Qwilleran.
— J’ai récolté quelques faits. Voulez-vous les entendre ou préférez-vous passer la commande, d’abord ?
— Nous vous écoutons.
— Eh bien, voici. La veuve d’Earl Lambreth m’a pris pour confident. Elle m’a ainsi précisé certains points après que j’ai fait une découverte dans l’appartement de Mountclemens.
— Pourquoi y étiez-vous retourné ?
— Je cherchais le jouet du chat. Il s’agit d’une vieille chaussette remplie de menthe séchée. Il en raffole et il l’avait perdue.
— Notre chat raffole aussi d’herbe à chat, confirma Hames.
— Ce n’est pas de l’herbe à chat. C’est de la menthe fraîche que Mountclemens faisait pousser dans un pot, au bord de sa fenêtre.
— C’est la même chose, dit Hames, l’herbe à chat est une plante voisine de la menthe.
— Qu’avez-vous trouvé chez Mountclemens ? demanda Wojcik, non sans agacement.
— Un tableau représentant un singe. J’ai téléphoné à Mrs Lambreth pour qu’elle vienne l’authentifier.
— Et alors, que vient faire ce singe là-dedans ?
— Il fait partie d’une toile de Ghirotto représentant une ballerine qui se trouve à la galerie Lambreth.
— Nous avons à la maison une de ces lithographies de Ghirotto représentant une danseuse, dit Hames, ma femme l’a achetée pour quatorze dollars quatre-vingt-quinze chez Sears.
— Ghirotto a peint beaucoup de danseuses, reprit Qwilleran, et ses reproductions sont courantes, mais cette toile est unique. Ce n’est que la moitié du tableau. La toile a été endommagée et les deux moitiés séparées. Lambreth en possédait une moitié avec la signature de Ghirotto et il cherchait l’autre, représentant le singe. Convenablement restaurée, la toile vaudrait cent cinquante mille dollars, au bas mot.
— On demande des prix ridicules pour les tableaux, de nos jours, constata Hames. Qui veut urne tranche de salami ?
— Et vous avez mis la main sur la moitié de la toile manquante ? insista Wojcik, avec impatience. Où l’avez-vous trouvée ?
— Elle était dans un placard servant de réserve, précisa Qwilleran.
— Il fallait vraiment de la bonne volonté pour la dénicher là.
— Je vous ai expliqué que je cherchais le jouet du chat, dit Qwilleran, en tirant nerveusement sur sa moustache.
— Bien, bien. Ainsi, il semblerait que Mountclemens ait tué un homme pour s’approprier le portrait d’une demoiselle court-vêtue. Que savez-vous de plus ?
Agacé par la brusquerie de Wojcik, Qwilleran sentit s’émousser son esprit de coopération. D’assez mauvaise grâce, il répondit :
— Apparemment Mountclemens courtisait Mrs Lambreth.
— Est-ce elle qui vous l’a dit ?
Qwilleran acquiesça.
— J’y suis, s’écria gaiement Hames, ce vilain personnage est rentré chez lui pour se faire hara-kiri dans la cour de sa maison, après quoi, il a avalé le couteau pour effacer la preuve de son suicide et jeter le discrédit sur la pauvre veuve. Oui veut me passer le beurre ?
Wojcik jeta un regard mécontent sur son collègue.
— Quoi qu’il en soit, déclara Qwilleran glacial, Mountclemens a un alibi.
Il s’interrompit pour attendre la réaction des trois autres. Kendall était tout yeux et tout oreilles, Wojcik jouait avec sa fourchette et Hames beurrait tranquillement une tranche de pain.
— D’après la pendule électrique qui s’est arrêtée au cours de la bagarre, Lambreth a été assassiné à six heures et quart, reprit Qwilleran. Or, Mountclemens a pris l’avion de trois heures pour New York. Je le sais : c’est moi qui ai retenu sa place.
— Vous avez peut-être retenu sa place, dit Hames, mais êtes-vous certain qu’il soit parti ? Il a pu changer son billet et prendre l’avion de sept heures, après avoir tué Lambreth à six heures et quart. Du reste, il est curieux que cette pendule se soit arrêtée de cette façon-là. Elle n’était pas endommagée, mais seulement débranchée. S’il y avait vraiment eu lutte et que la pendule soit tombée accidentellement, elle aurait probablement été détériorée. Dans ce cas, on pourrait plutôt penser que le meurtrier avait une raison particulière pour fixer l’heure du crime au moyen de cette pendule, afin de se créer un alibi, par exemple.
— Nous contrôlerons les passagers de cet avion de trois heures, décida Wojcik.
Après le départ des détectives, Qwilleran prit une tasse de café en compagnie de Kendall.
— Je crois que Hames a raison, dit ce dernier Mountclemens vous a intentionnellement charge de retenir sa place, afin que vous puissiez témoigner de son départ dans l’avion de trois heures. Il se sera sans doute embarqué sur le vol suivant. Lambreth l’a probablement fait entrer sans méfiance et Mountclemens l’a pris complètement par surprise.
— Avec une seule main ?
— Il était grand. Il a pu immobiliser Lambreth de son bras droit et le frapper avec le burin de sa main gauche.
Qwilleran hocha la tête d’un air dubitatif :
— Je me représente mal Mountclemens dans un tel rôle.
— Avez-vous une meilleure théorie ?
— J’en envisage une. Elle n’a pas encore pris forme, mais elle expliquerait ces trois morts. N’oubliez pas Ciseau. Au fait, qu’avez-vous dans ce paquet ?
— Les enregistrements saisis par la police. Ils n’ont rien apporté. Ce sont des critiques d’art. Les voulez-vous ?
— Je vais les rendre à Arch. J’écrirai peut-être un article nécrologique pour accompagner la dernière chronique de Mountclemens.
— Prenez garde à ce que vous direz. Vous risquez de prononcer l’éloge funèbre d’un assassin.
— J’ai l’impression que vous allez apprendre que Mountclemens était bien dans l’avion de trois heures.
Lorsque Qwilleran arriva chez lui, les enregistrements sous le bras, il était près de huit heures et Koko l’accueillit à la porte avec d’impatientes clameurs. Manifestement Koko n’appréciait pas les horaires irréguliers de Qwilleran.
— Si tu apprenais à parler, je n’aurais pas besoin de perdre mon temps au Club de la Presse et tu aurais ton dîner à l’heure, lui expliqua-t-il.
Pour toute réponse, Koko se passa une patte ni l’oreille droite et se donna deux rapides coups de langue sur l’épaule gauche. Qwilleran le regarda pensivement :
— Je suppose que tu sais parler, à ta façon, mais que je ne suis pas assez subtil pour te comprendre.
Koko s’étant restauré, l’homme et le chat montèrent au premier étage pour utiliser le magnétophone de Mountclemens. La voix distinguée de feu George Bonifield Mountclemens s’éleva :
Pour être publié dimanche 8 mars
Il nous revient que de sérieux collectionneurs d’art contemporain achètent actuellement, sous le manteau, tous les tableaux disponibles sur le marché du célèbre peintre italien Scrano.
En raison de son grand âge et de son mauvais état de santé, l’artiste, qui vit depuis plus de vingt ans en reclus dans les collines d’Ombrie, n’est plus en état de produire les œuvres qui l’ont placé, à juste titre, parmi les premiers maîtres modernes.
Selon les déclarations de son agent new-yorkais, les dernières toiles de Scrano sont en route pour les États-Unis et l’on s’attend à une forte hausse des prix. Dans notre modeste collection personnelle figure un petit tableau de Scrano, peint en 1958, dont on nous a déjà offert vingt fois le prix original. Inutile de préciser que ce chef-d’œuvre n’est pas à vendre.
Il y eut un arrêt durant lequel la bande se déroula en silence, puis la voix reprit :
Rectification. Rayez les deux dernières phrases.
Nouvelle pause, puis :
Les œuvres de Scrano sont vendues par la galerie Lambreth dont on annonce la prochaine réouverture. En effet, la galerie avait fermé ses portes à la suite de la tragédie du 25 février dernier. Nous tenons à souligner ici que le monde des arts tout entier est en deuil... rectification ; le monde des arts de notre ville est en deuil, après la disparition d’un homme justement respecté et écouté.
L’âge et la maladie n’ont en rien altéré les qualités de Scrano. Il combine la technique des vieux maîtres, l’enthousiasme de la jeunesse et la profondeur de pensée d’un homme qui a beaucoup vécu.
Assis sur la table, Koko regardait d’un œil fasciné se dérouler la bande magnétique et ronronnait bruyamment.
— Reconnais-tu la voix de ton vieux compagnon ? demanda Qwilleran, d’une voix attristée.
Lui-même se sentait ému et il se lissa la moustache.
Comme la bande magnétique s’enroulait rapidement, Koko baissa la tête et se frotta le menton, avec ferveur, contre le bord du magnétophone.
— Qui l’a tué, Koko ? Tu es supposé être capable de sentir ces choses...
Le chat était assis très droit sur le bord de la table. Il fixait Qwilleran de ses grands yeux. Le bleu parut disparaître, on ne voyait plus que les deux cercles noirs de ses pupilles dilatées.
— Tu as dû assister à la scène qui a eu lieu dans la cour, mardi soir. Tu as certainement tout vu de la fenêtre. Les chats voient la nuit, n’est-ce pas ?
Koko remua les oreilles et sauta par terre. Le journaliste le regarda se promener dans la pièce, sans but d’abord, examinant le sol, là, sous une chaise, ici, dans le foyer de la cheminée éteinte, louchant un fil électrique d’une patte languis-santé. Puis, il secoua la tête et partit d’une démarche zigzagante vers le couloir, suivi par Qwilleran.
Le chat s’arrêta au seuil de la cuisine, en murmurant quelque chose du fond de la gorge. Ensuite, il rebroussa chemin et se mit à faire ses griffes sur une tapisserie qui recouvrait une partie du mur, face à la porte de la chambre. Cette tapisserie, au petit point, représentait une scène de chasse, avec des chevaux, des faucons, des chiens et du petit gibier. L’usure, aussi bien que la demi-obscurité, rendaient le dessin assez confus, mais Koko parut trouver un intérêt particulier à un lapin qui batifolait dans un coin de la toile. Était-il exact que les chats devinaient le contenu d’un dessin ?
Koko le toucha comme pour l’évaluer. Il se dressa sur ses pattes de derrière, en essayant de soulever l’un des côtés, puis se laissant tomber sur ses quatre pattes, il renifla le bas de lit tapisserie, à l’endroit où elle rejoignait le sol.
— Y a-t-il quelque chose derrière ? demanda Qwilleran, en tirant sur l’épais tissu.
Mais il ne vit que le mur nu. Cependant, Koko poussa un miaulement joyeux et le journaliste souleva un peu plus le pan qu’il tenait, tandis que le chat se glissait derrière, en proclamant sa satisfaction en termes éloquents.
— Attends une minute.
Qwilleran alla chercher la torche électrique et éclaira l’espace vide entre le mur et la tapisserie. Il aperçut le chambranle d’une porte et Koko se mit à renifler, avec beaucoup d’excitation.
Non sans difficulté, Jim parvint jusqu’à la porte qui s’ouvrit sur un escalier étroit. C’était, sans doute, un ancien passage intérieur conduisant à une cuisine.
Sa torche à la main, il descendit lentement. Si cet escalier aboutissait à l’appartement situé à l’arrière de la maison – qui selon les dires du critique servait de garde-meubles – on ne pouvait prévoir quel trésor y serait caché.
Koko était déjà arrivé en bas et attendait avec impatience, tête levée. Qwilleran le prit dans ses bras et ouvrit la porte. Il se trouva dans une grande cuisine démodée dont les persiennes étaient closes. Il y régnait une odeur de renfermé. Pourtant la pièce paraissait chauffée. En l’examinant mieux, elle ressemblait davantage à un atelier qu’à une cuisine. Il y avait un chevalet, une table, une chaise, un lit de camp. De nombreuses toiles étaient posées, retournées, contre le mur.
Une porte conduisait au patio, une autre donnait vers le devant de la maison, dans une salle à manger. Qwilleran fit courir sa lampe sur une cheminée en marbre et un vieux buffet sculpté. Autrement, cette pièce était vide.
Koko se débattait pour se libérer, mais il y avait de la poussière partout et Qwilleran resserra son étreinte en retournant dans la cuisine. Était-il exact que les vieilles maisons sécrétaient leur propre poussière ?
L’une des peintures, posée sur l’évier, attira mm attention. C’était le portrait d’un homme au visage carré, peint dans des tons métalliques qui le faisaient ressembler à un robot et pourtant étrangement réel. Couvert de poussière, le tableau portait la signature de l’artiste : O. Narx.
Sur la table, maculée de taches de peinture multicolores, il y avait un assortiment de pinceaux, un couteau à palettes et quelques tubes de peinture écrasés.
Sur le chevalet placé près de la fenêtre se trouvait une toile inachevée, représentant le même homme au visage de robot. Une coulée blanche qui zébrait le tableau le défigurait.
Koko se mit à miauler en se débattant de plus belle.
— Remontons, dit Qwilleran, il n’y a que de la poussière ici.
Il referma la porte derrière lui et souleva la tapisserie pour sortir.
— Fausse alerte, dit-il à Koko, tu perds ton flair. Il n’y avait aucune piste, en bas.
Kao K’O Kung le foudroya du regard, avant de se retourner pour se lécher avec ardeur.